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LE PÈRE D’UĞUR KANTAR – “Si j’avais mille autres enfants, je ne donnerais même pas un de leurs ongles à l’armée”

Écrit par Lepetitjournal Istanbul
Publié le 4 décembre 2012, mis à jour le 10 décembre 2012

 

La semaine dernière, trois jeunes appelés de l'armée turque se sont suicidés pendant leur service militaire. Leurs décès portent à 935 au moins le nombre de conscrits qui ont mis fin à leurs jours ces dix dernières années. Deux de ces récents suicides sont jugés suspects par les familles, qui soupçonnent des négligences ou un meurtre maquillé. Ayd?n Kantar, lui, parle pour son fils U?ur, mort à 21 ans, officiellement d'une insolation alors qu'il purgeait une peine au quartier disciplinaire. Mais la famille n'y a pas cru longtemps?

Lepetitjournal.com d'Istanbul : Quand avez-vous parlé à votre fils pour la dernière fois ?
Ayd?n
Kantar (photo AA): En juillet 2011, U?ur termine son service militaire à Chypre (partie nord de l'île, NDLR). Il nous appelle tous les jours. Le 18 juillet, plus de nouvelles. Avec sa mère, on téléphone à la caserne. On nous répond qu'il est parti en camp d'entrainement. En camp d'entrainement ? Alors qu'il ne lui reste plus que cinq jours de service à effectuer ? Le 25, le commandant de la brigade m'appelle à minuit pour me dire qu'U?ur est très malade, qu'il faut que je vienne sur le champ. Le lendemain, alors que je m'apprête à monter dans l'avion, il rappelle pour dire de ne pas venir, qu'U?ur est en route vers un hôpital militaire d'Ankara. A ce moment-là, on n'imagine pas une seconde ce qui a pu lui arriver.

U?ur reste 80 jours dans le coma avant de décéder le 12 octobre 2011. Comment ses supérieurs justifient-ils son état ?
Le c?ur, les reins, le foie, la tension? Plus rien ne fonctionnait chez mon fils. Le commandant nous assure qu'U?ur a été victime d'une insolation. Mais très vite, nous avons des doutes. Un soldat nous téléphone en secret depuis la caserne pour nous dire de ne pas croire à ce qu'on nous raconte, qu'U?ur a été torturé alors qu'il purgeait une peine en quartier disciplinaire (surnommé ?disko? en turc pour disiplin ko?u?u). Ses supérieurs avaient pourtant menacé les témoins? Mais l'un d'eux a parlé et les autres ont suivi. Tous ! Vingt soldats avaient été interdits de boire ce jour-là. U?ur a crié : ?Pour l'amour de Dieu, donnez-moi à boire !? Ses deux gardiens l'ont frappé. Coups de pied, coups de poing? Ils l'ont frappé pendant 30 minutes. Ils ont ensuite ordonné aux soldats de le transporter dehors. U?ur était alors évanoui mais il a été menotté à une chaise, pieds et poings liés, et laissé pendant 50 minutes en plein soleil, par 60 degrés. C'est inhumain, ça dépasse l'entendement.

Est-ce qu'U?ur s'était plaint de violences ?
Au téléphone, il nous disait qu'il était insulté, maltraité? Mais il ne pouvait pas trop raconter, les appels étaient écoutés?

Où sont aujourd'hui ceux qui ont tué ou laissé tuer votre fils ?
Les deux gardiens sont détenus dans l'attente de leur procès. Ils sont jugés par une cour civile et risquent la prison à vie. Ils se défendent en disant qu'ils ont obéi aux ordres, qu'on leur apprenait même à frapper avec la paume de la main pour ne pas laisser de traces. Le responsable du quartier disciplinaire, un commandant, comparait lui devant une cour militaire. Il risque au grand maximum un an et demi de prison, une peine bien souvent convertie en amende. On n'a pas réussi à transférer cette plainte au tribunal civil. Et vous savez le pire ? Pendant qu'U?ur était dans le coma, ce commandant a reçu une médaille! Une médaille pour ?performances exceptionnelles? ! Comment voulez-vous que je crois encore en l'armée, en l'Etat après ça ?

Ugur Kantar avait 21 ans. (photo personnelle)

Vous n'y croyez plus ?
U?ur allait être mari, père. Il était mon seul fils. C'était un lion. C'est lui qui avait insisté pour faire son service militaire et nous l'avions envoyé. Les soldats disent ?Vatan sa?olsun? (Que la patrie soit sauve, NDLR). La patrie est sauve mais je n'ai plus de fils. Quand on a su qu'il était envoyé à Chypre, on était content car il n'y a pas de guerre là-bas. Si seulement on ne l'avait pas envoyé. Si j'avais un autre garçon, jamais je ne l'enverrais. Si j'avais mille enfants, je n'en enverrais pas un seul au service militaire. Je ne donnerais même pas un de leurs ongles à l'armée.

Quelles conséquences ce drame a-t-il sur votre famille ?
J'ai trois filles. L'une d'elles était une élève brillante, elle est désormais en échec scolaire. Leur mère est internée depuis un mois en hôpital psychiatrique, elle tient debout grâce aux médicaments. Ils nous ont détruits. Que la justice punisse les responsables ! Sinon, cela continuera. Je lutterai jusqu'à ma mort. Je veux la prison à vie pour tous les responsables. Je veux que la mort d'U?ur Kantar serve d'exemple, que la justice montre enfin son visage.

Propos recueillis par Anne Andlauer (http://www.lepetitjournal.com/istanbul.html) mardi 4 décembre 2012

L'initiative Droits des appelés a publié en octobre un rapport sur les violences physiques et psychologiques subies par les soldats turcs. Ce rapport est dédié au jeune U?ur Kantar.

lepetitjournal.com istanbul
Publié le 4 décembre 2012, mis à jour le 10 décembre 2012

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