50 Shades of Grey relate l'histoire passionnelle entre un milliardaire adepte des pratiques sadomasochistes, Christian Grey, et une jeune diplômée en littérature, Anastasia Steele. Le bestseller éponyme d'EL James pourrait remettre en question l'image du sexe en Turquie, selon plusieurs témoins interrogés par lepetitjournal.com d'Istanbul
Rien ne prédestinait EL James, britannique de 51 ans, à un tel succès. La trilogie des 50 Shades a trouvé ses premiers lecteurs sur la toile : l'auteur a publié ses romans sur son site, avant de les diffuser sur la plateforme The Writer's Coffee Shop. Face à l'engouement du public, l'éditeur américain Vintage Books s'empare des droits d'auteur et publie 50 Nuances de Grey en 2012.
Traduit dans près de 50 langues, c'est un phénomène littéraire planétaire avec plus de 100 millions d'exemplaires vendus. De l'Estonie à la Turquie, des lecteurs du monde entier se passionnent pour cette histoire sur fond de sadomasochisme. Publiée par la maison d'édition turque Pegasus, la trilogie répond sous les doux noms de Grinin Elli Tonu, Karanl???n Elli Tonu et Özgürlü?ün Elli Tonu.
Universal Pictures s'approprie les droits de la trilogie complète en 2012 pour la somme de cinq millions de dollars, de quoi assurer une belle retraite à l'auteure. Dès lors, les rumeurs vont bon train : Mila Kunis serait pressentie pour jouer le rôle d'Anastasia et Ian Somahalder pour celui de Christian. Finalement, ce sont deux parfaits inconnus qui obtiennent les rôles : Jamie Dornan, notamment aperçu dans la série Once Upon A Time, et Dakota Johnson, la fille de Melanie Griffith.
50 Shades of Grey sort en France le 11 février, et deux jours plus tard en Turquie (sous le nom Grinin 50 Tonu). Avant même sa sortie, le film fait polémique avec ses 20 minutes de sexe non censurées. Les Etats-Unis l'interdisent aux moins de 17 ans non accompagnés, le Royaume-Unis et la Turquie aux moins de 18 ans. La Malaisie, elle, ne fait pas dans la demi-mesure puisqu'elle décide carrément de le censurer pour des motifs de pornographie et de sadisme. Quant à La France, elle est le seul pays à autoriser les adolescents à voir le film (interdit au moins de 12 ans).
Des associations et des groupes voient d'un très mauvais ?il la sortie du film
Plusieurs associations américaines de défense des femmes battues appellent à boycotter le film 50 Shades of Grey. L'Association provinciale des maisons de transition de la Saskatchewan (PATHS), par exemple, propose à la population de donner 50 dollars à un organisme d'aide aux victimes de violence conjugale ou à un centre d'accueil plutôt que d'aller voir le film. Une pétition a même été lancée sur internet.
Malgré un accueil plutôt froid des critiques, 50 Shades of Grey cartonne au box-office. Rien qu'aux Etats-Unis, il a engendré près de 80 millions de dollars de recettes en un week-end. Le film a necessité un budget de 40 millions de dollars. En Turquie, le film avait été vu par plus de 292.000 personnes le week-end de sa sortie, selon le site Beyazperde.
L'envers du décor
En plus d'être un succès littéraire, la trilogie 50 Shades est aussi une aubaine pour l'industrie du sexe. Le cabinet d'études IBIS World estime ainsi que la vague des romans érotiques a contribué à la hausse de 7,5% du chiffre d'affaires du secteur entre 2013 et 2014. Et d'après le Washington Post, le nombre d'Américains hospitalisés pour ?enlèvement de corps étranger? a pratiquement doublé depuis 2007.
D'après les propos rapportés de Claire Cavanah, co-fondatrice des sex shops Babeland, dans le Hürriyet Daily News, 50 Shades of Grey a provoqué un engouement inédit pour les jouets sexuels. Sortie mondiale prévue pour la Saint-Valentin et produits dérivés : rien n'est laissé au hasard. Nous avons bien affaire à un marketing affuté. C'est peu dire : EL James a même travaillé de près avec le détaillant britannique Lovehoney pour concevoir des jouets sexuels fidèles à ceux utilisés par Anastasia et Grey.
Témoignages?
lepetitjournal.com d'Istanbul a voulu en savoir un peu plus sur l'impact éventuel de la trilogie 50 Shades of Grey en Turquie, notamment auprès des lectrices turques. Pour ce faire, nous nous sommes rendus dans le sex shop d'Arda et Türker, situé dans le centre d'Istanbul.
Quelle est votre histoire ?
A l'origine, ce sont deux amies qui ont créé cette société. Cela fait un peu près deux ans maintenant que nous dirigeons Sihirli Dokunu?lar. En fait, la reprise de cette société est un peu une surprise pour nous car ce n'était pas une chose à laquelle nous avions songé auparavant.
Comment se porte le marché des produits liés au sexe en Turquie ?
La perception de ce secteur en Turquie n'est pas celle qu'elle est en Europe. Dans notre pays, il faut savoir que ce genre de produit est essentiellement vendu sur internet. Apparus il y a 10-15 ans, il existe peu de sex shops en Turquie. Non seulement il n'y en a pas beaucoup, mais ils sont généralement situés dans des endroits peu fréquentables. Les gens n'osent pas encore se rendre physiquement dans ces endroits, c'est pour cette raison qu'ils privilégient les commandes en ligne. En Turquie, le marché est constitué à 70% d'hommes. Toutefois, les femmes peuvent justement commander sur des sites comme le nôtre, où nos produits sont un gage de qualité puisqu'ils viennent des Etats-Unis ou d'Europe. En ce sens, nous sommes des précurseurs : nous proposons nos produits en ligne mais s'ils le préfèrent, nos clients peuvent directement venir dans notre showroom. On ne trouve nulle part ailleurs un endroit où femmes, hommes ou encore LGBT peuvent se rendre en toute confiance.
Avez-vous lu les livres d'EL James ? Comptez-vous aller voir le film 50 Shades of Grey ?
Nous avons évidemment lu les livres, mais nous n'avons pas encore vu le film. Bien-sûr, nous avons l'intention d'y aller.
Avez-vous des objets de la marque 50 Shades ? Depuis le succès de la trilogie, avez-vous l'impression que les femmes turques s'intéressent davantage aux objets sexuels ?
Oui, vous trouverez chez nous toutes sortes d'objets utilisés par Grey et Anastasia : les vibromasseurs, les fouets, les lubrifiants, etc. La plupart ont d'ailleurs été vendus ! En effet, nous pouvons dire que ces livres ont un peu changé l'image de l'industrie du sexe en Turquie. Comme les livres et le film relient ces objets à une histoire, les gens portent un nouveau regard sur ces pratiques sexuelles. Ces livres ont en quelque sorte cassé l'image péjorative qu'avaient ces objets fétichistes, sexuels. Il est donc évident que les femmes, et particulièrement les femmes turques qui ont lu les livres, se sont davantage intéressées à ces objets.
Nous voudrions ajouter qu'actuellement, nous menons une sorte de ?lutte? en Turquie afin que ces produits soient vendus de manière plus ?normale?, qu'ils soient moins marginalisés. Pour changer le regard de la société turque sur ce sujet, nous nous inspirons énormément sur ce qui se fait en Europe et aux Etats-Unis. Nos clients nous font confiance. Nous travaillons dans un secteur difficile et il y a finalement peu d?espaces en Turquie où nous pouvons nous exprimer (dans la presse etc.).
Lepetitjournal.com d'Istanbul est également parti à la rencontre de deux fans turcs de la trilogie des 50 Shades?
Müge, 38 ans : ?Rien ne vaut les 500 pages de 50 Shades of Grey?
?J'ai d'abord entendu parler de 50 Shades of Grey dans la presse. Puis, mes deux s?urs m'ont conseillé de le lire. Mais comme je n'aime pas trop suivre la mode, j'ai attendu qu'on arrête un peu d'en parler avant de commencer à lire la trilogie. D'ailleurs, c'est tout frais puisque je l'ai lu pendant les dernières vacances. J'ai tout de suite aimé l'histoire entre Christian Grey et Anastasia Steele. Et je dois dire qu'en tant que femme, j'ai surtout aimé le personnage de Grey, qui représente un idéal masculin n'existant pas dans la vie réelle. J'ai tellement aimé la trilogie que je l'ai conseillée à des amies et à des collègues. Je suis allée voir le film peu après sa sortie. Je le trouve fidèle au livre, bien que j'ai remarqué quelques éléments manquants. Par exemple, on ne voit qu'une fois le père d'Anastasia dans le film alors qu'il est beaucoup plus présent dans le livre. Aussi, le fils du patron de la boîte de bricolage où elle travaille n'apparaît que quelques secondes. On n'a rien également qui explique comment José s'est excusé auprès d'Anastasia suite à l'histoire du baiser. Dans l'ensemble, j'ai aimé le film. Les acteurs sont bons. Néanmoins, je trouve qu'il est vraiment léger par rapport au livre : il survole trop les personnages. Pendant la séance, des gens sont sortis de la salle ! Ma vision est différente étant donné que je suis avant tout une lectrice. Le livre est très détaillé tandis que le film est un ensemble de scènes très travaillées, qui me fait penser à une publicité pour la Saint-Valentin, le tout destiné à un public assez jeune. Rien ne vaut les 500 pages de 50 Shades of Grey !?
Muzaffer, 30 ans : ?Ce n'est pas une histoire qu'on a l'habitude de lire ou de voir à la télévision?
?J'avais demandé à un ami de me conseiller quelques livres. 50 Shades of Grey en faisait partie. Du coup, j'ai acheté le premier tome en anglais? et les deux autres par la suite. Quand on commence une chose, on doit la finir. J'ai aimé les livres car ce n'est pas une histoire qu'on a l'habitude de lire ou de voir à la télévision. Il y a quelque chose de nouveau entre les lignes du livre : la manière dont ils s'aiment. Comme je l'ai dit auparavant, j'ai quelques amis qui l'ont lu. En discutant des livres, nous nous sommes tous mis d'accord sur le fait qu'une fois qu'on en a commencé un, on ne peut plus s'arrêter. On a envie de connaître la suite. Le premier chapitre vient de sortir au cinéma, je pense que les deux autres ne vont pas tarder à être adaptés pour le grand écran. Ils vont sûrement suivre le même chemin que les livres de Dan Brown (auteur de Da Vinci Code, ndrl). C'est bien d'attendre pour voir si votre imagination quand vous lisez le livre sera la même lorsque vous regarderez le film??
Que pensent les libraires turcs de ce phénomène de société ?
Ebru, libraire chez Mephisto : ?Les lecteurs turcs sont essentiellement des femmes?
?Quand le premier tome est sorti en Turquie, il y avait autant de lecteurs hommes que femmes. Aujourd'hui, ce sont essentiellement des femmes. Dans notre magasin, nous proposons uniquement la version turque de la trilogie 50 Shades. D'ailleurs, il ne nous reste plus que le dernier tome en stock. On en a vendu 27 le mois dernier. On ne parle pas beaucoup de sexe dans les pays musulmans. Si les livres ont aussi été un succès en Turquie, c'est parce que les gens peuvent se voir à travers ces derniers. L'histoire entre Anastasia et Christian est une sorte de support quand ils veulent parler d'un sujet tabou comme le sexe. Face à ce nouvel engouement pour la littérature érotique, beaucoup de romans de ce genre ont vu le jour, comme ceux d'Irène Cao (auteure italienne d'une trilogie, ndlr). Bien sûr, aucun n'a égalé le succès d'EL James.?
Melis, libraire chez Homer Kitabevi : ?La plupart des clients sont des étudiants ou des personnes issues de l'enseignement?
?Ici, on a des livres de la trilogie 50 Shades en turc et en anglais. Sur nos étagères, on peut apercevoir le chapitre III en turc et le chapitre II en anglais. Il faut savoir qu'on vend plus de livres en anglais qu'en turc. Beaucoup d'étrangers achètent ces livres, les touristes par exemple. Sinon, la plupart du temps, ce sont des étudiants ou des personnes issues de l'enseignement comme des professeurs. Il y autant de femmes que d'hommes. Je n'ai pas lu les livres car ce n'est pas le genre de littérature que j'affectionne, mais je peux quand même affirmer que le style d'écriture d'EL James a donné une nouvelle dynamique à la littérature érotique.?
Gwendoline Roussel-Chan (www.lepetitjournal.com/Istanbul) jeudi 19 février 2015