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TAHAR BEN JELLOUN - À la rencontre du peintre

Tahar Catherine Gallerie Nationale  03 2018 dubai©Pia Torelli-3Tahar Catherine Gallerie Nationale  03 2018 dubai©Pia Torelli-3
Pia Torelli
Écrit par Marie-Jeanne Acquaviva
Publié le 24 juillet 2018, mis à jour le 24 juillet 2018

Une rencontre exceptionnelle avec le patriarche des lettres Tahar Ben Jelloun, venu aux Émirats présenter pour la première fois son travail de peintre. Lui qui symbolise le dialogue entre les cultures orientales et occidentales, est venu les mains pleines de couleurs nous offrir un regard lumineux, le fruit d’une contemplation joyeuse sur un monde dont il a su si longtemps écrire les souffrances et les cruautés sans complaisance.

Un artiste encore une fois à l’image d’un dialogue, cette fois-ci reliant les deux faces de la condition humaine, l’une sombre et réaliste, l’autre radieuse et pleine d’espoir. Un travail unique présenté par Guillaume Cuiry à La Galerie Nationale, et pour la première fois à Dubaï.


Lepetitjournal.com/Dubaï : Tahar Ben Jelloun, la première image qui vient spontanément à l’esprit en regardant vos toiles, c’est la fraternité avec le travail de Matisse : les couleurs franches, les formes abstraites, la thématique du motif, la répétition, la lumière. Est-ce que comme Matisse qui se rend au Maroc dès 1912 pour « sortir de l’intime » et se réinventer (d’ailleurs, et ce n’est pas un hasard, son voyage a lieu après avoir visité la grande exposition sur l’art islamique qui se tint à Munich en 1910) vous avez abordé la peinture comme un bain de jouvence, en quelque sorte une nouvelle virginité artistique après des années d’écriture ?

 

Tahar Ben Jelloun : C’est amusant car parmi toutes les appréciations données sur ma peinture, celle qui m’a le plus touchée est d’avoir reçu (par ailleurs de la part d’une personne qui n’a pas mon travail de peintre en haute estime) le compliment en quelque sorte involontaire - et c’est ce qui le rend d’autant plus appréciable (rires) - d’avoir pris une de mes toiles imprimée sur la couverture d’un de mes textes pour un Matisse. Donc oui, il existe un lien, bien entendu je me reconnais dans son travail que j’admire infiniment. Et il est vrai aussi que de m’être consacré plus sérieusement à la peinture dès 2017 m’a poussé doucement à me réinventer, à m’exprimer d’une manière totalement différente, à exprimer en couleur une émotion poétique, à transmettre une sensation de bonheur. 

 

On lit que vous avez toujours dessiné, quel est votre parcours de peintre ?

 

J’avais effectivement toujours des crayons à la main, je racontais des histoires en les gribouillant, je voulais écrire mais comme je ne savais pas écrire je dessinais, oui des sortes de bandes dessinées très primitives. Ce qui m’a bouleversé c’est l’arrivée des feutres ! Toutes ces couleurs, si faciles à utiliser ! J’adorais ça ! Donc dès les années 60, quand ils deviennent accessibles au Maroc, c’est un émerveillement pour moi, la couleur prime sur le trait, le plaisir inconscient de jouer avec les couleurs prime sur la forme. Avec les années je n’ai jamais cessé de gribouiller, de dessiner, à chaque moment de libre ou a chaque moment de vide ou de creux littéraire… sans pour autant y attacher la moindre importance : je n’ai rien conservé de tous ces anciens papiers ! Mais c’est une pratique que je n’ai jamais négligée ou abandonnée. En revanche, cela ne m’a jamais intéressé de me former techniquement ou intellectuellement à la peinture. Je n’ai même pas demandé à mes amis peintres de profession comment on nettoie ses pinceaux (rire), je me débrouille tout seul et je reste dans le geste spontané. Dans le plaisir. Oui c’est un travail qui me donne beaucoup de plaisir et que je pratique dans la joie. 

 

À quoi ressemble un moment de peinture ? Où trouvez-vous votre inspiration ? 

 

Une chose que j’aime particulièrement et qui m’accompagne depuis toujours c’est le jazz, écouter du jazz pendant que je peins est un enchantement. D’ailleurs mon travail a quelque chose de « jazzique », dans l’improvisation autour d’un thème, comme le musicien de jazz classique va lui aussi broder autour de la phrase principale, la répétition des motifs musicaux et des formes sur mes toiles… La passion du jazz me tient depuis mes 14 ans et elle fait vraiment partie intégrante de ma peinture. Mais je ne travaille pas dans la préparation, non, au contraire, je dois être dans l’attente, laisser venir l’envie, attendre le moment où le besoin de peindre va se manifester. Peindre est de l’ordre du désir, et le désir est fragile. 

 

Est-ce que vous travaillez aussi en extérieur, ou en vous inspirant de notes ou de carnets de voyages ? Ou tout est une expression de l’intime ?

 

En général tout sort de ma tête (rires) ! À une exception près : la rencontre avec la ville de Matera en Italie. Mon éditrice italienne m’avait organisé une visite, il y a quelques années persuadée que j’allais adorer, et en arrivant sur place c’est le choc. Je me procure aussitôt des grands papiers et divers petits encriers de couleurs, et je fais esquisses sur esquisses depuis le balcon de mon hôtel, trois jours durant. Au retour je me lance dans une série de toiles, où d’ailleurs on ne reconnaît pas forcément la ville au premier coup d’oeil, je ne suis pas dans la représentation réaliste, c’est mon Matera à moi (rire). Il demeure que c’est un ensemble (visible durant l’exposition à la Galerie Nationale - ndlr) de toiles directement inspirées des dessins faits sur place dans l’urgence depuis ma terrasse. Mais c’est l’exception, oui la majorité de mes pièces naissent de mon inspiration intime. 

 

Certaines de vos toiles reprennent des motifs répétitifs (sans que vous ayez eu recours au pochoir) ou architecturaux (des porches et des portiques en particulier), des formes graphiques qui ne sont pas sans rappeler la calligraphie. Qu’est ce que votre peinture a d’arabe ?

 

Ma calligraphie est imaginaire, elle est illisible, je m’inspire de divers alphabets ou caractères qui me séduisent graphiquement (comme les kanji japonais), mais je n’aime pas le recours à la calligraphie en tant que telle sur une toile, je trouve que c’est céder à la facilité.

Si ma peinture a quelque chose d’arabe c’est inconscient… En revanche cela m’arrive d’écrire sous la toile ou même en son centre, pour rappeler que je suis d’abord dans la poésie, et que ma poésie se met au service de ma peinture, car après tout, oui, je suis un écrivain qui peint !

 

Vous êtes profondément bilingue et biculturel, naviguant entre le français et l’arabe, est-ce que l’alternance entre peinture et écriture est aussi une forme de bilinguisme ? 

 

Disons que lorsque j’écris je n’écris qu’en français, mais parfois des mots ou des expressions arabes me viennent. Si je suis en train d’écrire à la main je vais l’intégrer en arabe et chercher par la suite son équivalent en français. Oui, parfois l’arabe envahit mon texte. Et puis si l’on observe ce que j’écris il existe là aussi une sorte de dualité entre mes textes, sombres, au plus près d’une réalité complexe et difficile : je ne peux pas mentir, je dis le monde tel qu’il est, violent, injuste et cruel. Mais si ma peinture devait « illustrer » mon écriture, je serais condamné à la grisaille, à faire du noir, du sous-Soulage (rires) !

Mon instinct me pousse à me reposer de toute cette misère – sans l’oublier, la nier ou la peinturlurer de rose – mais à chercher le versant lumineux du monde. Ma nature est solaire : j’aime rire, recevoir, m’entourer d’amis, ma maison est toujours ouverte. Ma peinture c’est une contemplation sereine, heureuse…. c’est Jean-Claude Carrière qui a dit devant mes toiles un simple « je me sens bien ». Voilà, tout est là.

 

opening Tahar ben jelloun
Courtesy La Galerie Nationale photos by Pia Torelli

 

Exposition à la Galerie Nationale jusqu'au 18 septembre 2018

Alserkal Avenue, unit 27

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Publié le 24 juillet 2018, mis à jour le 24 juillet 2018

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