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Un coup de main pour faire progresser l'art contemporain : entretien avec Jean Morel

Jean Morel est arrivé au Cambodge il y a plus de 30 ans, envoyé par le gouvernement français comme conseiller économique auprès du gouvernement cambodgien. Après cette mission, il a enseigné aux Beaux-arts Silpakorn à Bangkok, puis est revenu au Cambodge, et s’est impliqué progressivement dans la vie artistique du pays pour encourager l’art et la création artistique des jeunes peintres khmers. C’est dans cette perspective du nouveau siècle qu’il a créé des expositions puis le concours Ekarieach dont la seconde édition a lieu cette année.

Photo Jean MorelPhoto Jean Morel
Écrit par Lepetitjournal Cambodge
Publié le 22 septembre 2024, mis à jour le 22 septembre 2024

Le Petit Journal Cambodge : Comment votre parcours vous a-t-il mené à agir pour l’art au Cambodge ? 

Jean Morel : Il y a deux étapes clés dans mon parcours. La première remonte à il y a trente ans, lorsque j'ai observé que l'art contemporain était quelque peu stagnant et surtout ancré dans des formes classiques. La seconde étape, survenue il y a quinze ans, est marquée par l'engagement de mon amie Madeleine de Langalerie, une Française très impliquée dans le monde de l’art au Cambodge, et moi-même envers la peinture, en soutenant par le Salon des Créateurs les artistes qui s'inspiraient de notions et de techniques modernes. 

Dans les années 1990, j'avais constaté que la création artistique était pauvre et statique, dominée par l’influence de l'art angkorien. Par exemple, les sculpteurs produisaient des œuvres toujours similaires. En interrogeant plusieurs personnes, j'ai réalisé que les enseignants de la Faculté des beaux-arts enseignaient d’abord le classicisme avant la création artistique spontanée. Lorsque je me suis intéressé à l'art comme un hobby, j'ai d'abord collaboré avec Madame de Langalerie a créer le « Salon des créateurs » pour encourager les artistes à innover, à exposer et à vendre leurs œuvres. J'ai commencé à l'assister pour concevoir le site internet www.Recreation-Cambodia, qui visait à promouvoir les artistes et la création artistique au Cambodge. 

LPJ : Pourquoi s’être tourné directement vers l'art contemporain ? 

JM : Nous avions constaté que ce que l’on appelle “l'art contemporain” était peu développé. Il implique en effet d'être en avance sur son temps, or, il y a vingt ans, le Cambodge était peut-être en retard. Tout se basait sur l'inspiration classique de la culture cambodgienne. L'art d’aujourd’hui était, et demeure encore un peu, influencé par ce classicisme culturel. Cependant, grâce à une nouvelle génération d'artistes, nous encourageons désormais l'émergence de créations d’œuvres inspirées de thèmes modernes qui résonnent avec le public, ouvrant ainsi la voie à un monde nouveau, ce qui n'était pas le cas auparavant. 

Aujourd’hui, il existe un véritable dynamisme au Cambodge qui se tourne peu à peu vers l'art contemporain, notamment la peinture moderne. L’art pictural khmer a bien progressé dans les années 2020.

Il se passe également quelque chose d'intéressant parmi la jeunesse actuelle avec la photographie et la création numérique, un nouvel univers qui est susceptible de se développer rapidement. 

LPJ : Vous avez parlé du site Recreation Cambodia, est-ce que vous pouvez nous expliquer de quoi il s’agit ? 

JM : Recreation-Cambodia.com est un site internet sur lequel nous avons répertorié, depuis des années, toutes les expositions que nous avons soutenues. Nous y avons une liste des artistes avec lesquels nous avons collaboré, et chaque nouvelle exposition d’œuvres encouragée par ReCréation y est annoncée. 

Depuis l'année dernière, nous avons lancé un concours national intitulé Ekarieach. Le site Recreation Cambodia lui sert de plateforme de candidature, permettant aux participants de s'inscrire et de concourir en créant des œuvres en dessin, peinture, art numérique, sculpture ou photographie. Cette année, l'art numérique et la photographie sont deux nouvelles catégories du concours, introduites en réponse à une effervescence constatée dans ces domaines et encouragée par le ministère de la Culture et des Beaux-Arts.

Le concours rencontre un franc succès depuis deux ans car nous observons que de jeunes talents consultent le site et commencent à s'inscrire pour la nouvelle compétition de cette année 2024. L'année dernière, nous avions reçu 160 candidatures, actuellement, nous en comptons déjà 190, avec des prévisions d'atteindre un nombre supérieur à 200 à la fin de la période d'inscription, qui se poursuit tout au long du mois de septembre. 

À la fin septembre commence une nouvelle étape du concours, celle de l'envoi des photos des œuvres créées. Cette année, tous les candidats doivent créer sur le thème de “l'eau”, Teuk en khmer ! Nous avons choisi ce thème car l'eau est la ressource essentielle à la vie, humaine, animale et végétale. Elle est fondamentale, mais également source de problématiques contemporaines, avec des régions où elle est trop abondante et d'autres où elle fait défaut. Nous espérons que les artistes sauront exprimer, à travers leurs œuvres, l'importance de l'eau pour leur avenir. 

 

Pierre Rol, Adrianne Ravez (membre du jury), Charles-Henri Chevet et Jean Morel devant l’œuvre ayant gagné le premier prix en 2023
Pierre Rol, Adrianne Ravez (membre du jury), Charles-Henri Chevet et Jean Morel devant l’œuvre ayant gagné le premier prix en 2023

 

LPJ : Êtes-vous le seul organisateur de ce concours ? 

JM : Non, nous sommes trois organisateurs ; il y a également Monsieur Chevet, General manager de l'hôtel Sofitel Phnom Penh Phokeethra et accessoirement collectionneur d'art, avec qui nous avons créé une Galerie au sein de l'hôtel il y a maintenant sept ans. Il y a aussi le Lézard Bleu, une boutique de Phnom Penh rue 240 qui fournit les artistes en matériel, représentée par l'un de ses dirigeants, Pierre Rol, qui est également un artiste et un sculpteur amateur. Nous cherchons à élargir notre cercle, notamment en constituant un jury composé de sept personnes, avec une majorité de khmères à l’avenir. Nous espérons également attirer des sponsors afin de pérenniser ce concours financé essentiellement par le Sofitel. De plus, nous espérons que le gouvernement cambodgien pourra s'associer à notre initiative pour encourager le renouveau de l'art dans ce pays si souriant. 

LPJ : Est-ce que vous avez une sensibilité personnelle pour certains arts ou certains artistes qui a orienté votre travail ? 

JM : Personnellement, je suis passionné par la peinture qui crée des émotions, mais c'est la sculpture que je souhaite le plus encourager maintenant. Cela s'inscrit dans ma démarche en tant qu'universitaire ayant étudié l'histoire et l'archéologie. L’art est dans la pierre, le bois, le bronze... Au Cambodge, il y a besoin de sculpter l’avenir. 

La peinture représente peut-être le sommet des arts pour certains, mais, au Cambodge, la sculpture devrait jouer demain un rôle fondamental, comme dans le lointain passé. Aimons les arts dans les musées mais pas seulement. Aimons l’art dans la ville.

Je tiens à lancer un cri d'alarme, car aujourd'hui, il n'y a insuffisamment de sculpteurs cambodgiens et ils ne sont d’ailleurs pas encouragés. Lors du concours Ekarieach de l'année dernière, nous avons compté six sculpteurs résidents étrangers et seulement trois sculpteurs khmers. Cette année, l'Université des Beaux-Arts nous a informés qu'il n'y avait qu'un seul nouvel étudiant inscrit dans la classe de Sculpture. Cela est préoccupant, car à travers l'histoire du Cambodge, la sculpture véhicule la culture et l'information entre les générations. Après le néant du XX ième siècle, quel sera l’héritage du royaume laissé par le siècle actuel ? 

LPJ : Est-ce que vous avez des projets d'avenir ? 

JM : Je suis ouvert à m'associer avec d'autres personnes ayant des projets pour créer un festival, une foire ou une grande exposition d'art contemporain demain au Cambodge. J'aide de temps à autre des établissements qui souhaitent organiser des expositions, étant moi-même commissaire d'exposition mais il faut des œuvres créatives pour les exposer... Et aussi les vendre. 

Le marché de l’Art ici n’existe pratiquement pas. Les Khmers achètent peu. Les pouvoirs publics encore moins. Cependant, il manque aussi des infrastructures, notamment une grande salle polyvalente à Phnom Penh où il serait possible d'organiser des expositions, des concerts et des représentations théâtrales. Même la nouvelle école de danse classique souffre du manque de locaux…

Je verrais aussi bien la création d'une salle de type “Zénith” à Siem Reap. La route des temples doit croiser la route des artistes actuels. Il y a besoin d’un espace, un lieu reconnu pour le développement de l'art et de la création artistique. Besoin d’expositions régulières pour les touristes dans toutes les formes d’art et d’artisanat. Les jeunes attendent cela. La création artistique cambodgienne n'est pas suffisamment valorisée à l'étranger, même si nous avons, par exemple, Sopheap, un créateur travaillant le rotin devenu artiste international dont des œuvres sont exposées à l'aéroport de Phnom Penh. D'autres artistes cambodgiens commencent également à se faire un nom sur la scène régionale sinon internationale, tels que Tang Sothea, Chhim Sothy, Pen Robit, Nou Sary, Em Riem, Theam, Channy, Dina, Noy, etc. 

Ce projet de salle polyvalente à Siem Reap est ambitieux, mais il n'est pas irréaliste, je collabore avec un architecte qui est en train de concevoir la salle, à moindre coûts, mais ce sont les Cambodgiens qui doivent en sentir le besoin et initier un tel investissement d’avenir culturel. 

LPJ : Est-ce qu’il y a des artistes ou des œuvres locales que vous encourageriez les gens à voir s'ils veulent se faire une idée de l'art contemporain au Cambodge ? 

JM : Je recommande de prêter attention aux lauréats du concours Ekarieach. L'année dernière, le vainqueur était un peintre que je connaissais peu et dont j'avais remarqué qu'il avait tendance à s'inspirer souvent des mêmes thèmes. Pour le concours, il a créé une œuvre totalement nouvelle et il va maintenant organiser une exposition au Sofitel pour présenter ses créations en fin d’année.

Cette année nous attendons de nouvelles révélations, de nouveaux jeunes talents. 

Je recommande néanmoins aux entreprises privées et publiques de construction et d’aménagement urbain d’associer des artistes khmers et de faire naître et d’encourager l’Art contemporain au Cambodge. Et à ceux qui travaillent l’acier de travailler aussi le bronze. 

N.B. Les inscriptions au concours Ekarieach 2024 sont ouvertes jusqu’à la fin du mois de septembre sur le site www.recreation-cambodia.com.

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