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MANELE - Entretien avec Adi Schiop, auteur d'une thèse sur les manele

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Cristian Petrescu
Écrit par Sarah Taher
Publié le 25 septembre 2017, mis à jour le 25 septembre 2017

On l’aime ou on la déteste, ce qui est sûr c’est que la musique “manele” divise l’opinion. Avant de trancher et de vous faire une idée définitive, lisez cet entretien avec Adi Schiop, ancien journaliste et professeur de littérature, aujourd’hui écrivain, qui a choisi les “manele” comme sujet de sa thèse de doctorat. Il nous parle de l’histoire de ce courant musical et de sa perception par la société roumaine.

 

 

LePetitJournal de Bucarest: Pourquoi avoir décidé de faire votre thèse de doctorat sur le sujet des “manele”?

Adi Schiop: Après 2003, je me suis rendu compte que j’écoutais beaucoup de “manele” et qu’en fin de compte j’étais fan de ce genre musical. Puis, en 2005, quand je me suis établi à Bucarest, j’ai commencé une sorte d’activité militante sur ce thème. Les campagnes de discrédit des “manele” m’ont paru totalement déplacées et absurdes, j’ai donc commencé à écrire sur les “manele” et à convaincre mes amis d’en écouter. Et puis, de fil en aiguille, je me suis dirigé vers l’anthropologie après avoir fait la connaissance d’un doctorant magyare en anthropologie au sein de la CEU, avec qui j’ai emménagé dans le quartier de Ferentari. A l’époque j’écrivais aussi pour la presse mais ça devenait de plus en plus difficile, stressant et incertain. Bogdan Iancu, qui était à l’époque assistant du professeur Vintila Mihailescu, m’a dit de faire un doctorat sur ce sujet vu que je le maîtrisais assez bien. Ce que j’ai fait et je ne l’ai pas regretté car cela s’est avéré beaucoup plus simple et beaucoup moins stressant que dans la presse écrite.

 

 

Quelles sont les origines de ce genre musical?

Je ne suis pas spécialisé dans l’histoire des “manele”, je me suis plus documenté sur sa période pop, à partir de la moitié des années 80, quand on a renoncé à l’instrumentation acoustique et qu'on est passé aux instruments électriques, en particulier à l’orgue. Le musicologue Costin Moisil, qui a etudié lui aussi ce courant musical, m’a appris que les origines de cette musique sont ottomanes. Au cours du 19e siècle, la chanson "amaneaua" était un chant d’amour, apprécié par les gens simples et quelque part méprisé par les élites.

 

 

Comment les thématiques des chansons “manele” ont évolué avec le temps?

Les vieilles “manele”, acoustiques, chantées par Romica Puceanu par exemple et par d’autres musiciens emblématiques des années 70, parlaient en premier lieu d’amour. Quand, vers la fin du socialisme, la “manea” passe à l’orgue, celle-ci est officiellement interdite et circule en samizdat sur les cassettes audio. Les thèmes qu’elle s’approprie sont les thèmes capitalistes: l’argent, les ennemis envieux comme signe de succès social et le manque de confiance dans les personnes en dehors du cercle familial. Pourquoi? Car, à partir des années 80 déjà, les “manele” étaient la musique des personnes qui faisaient du «business» et des entrepreneurs, qui étaient, par la force des choses, clandestins à cette époque. Après la chute du communisme, la “manea” commence à parler de “şmecherie” – le fait de faire de l’argent par tout les moyens, même par les voies les plus illégales. Dans les années 90, la “manea” développe un discours assez ouvert sur les illégalités, et son univers thématique commence à ressembler de plus en plus avec celui du hip-hop – mais sans discours politique explicite ou protestation assumée. Au début des années 2000, le rap contamine les “manele”, sans reprendre toutefois le discours politique mais plutôt le langage subversif et les obscenités . Après 2010, les pièces qui parlent de “şmecherii” et d’illégalités, commencent à se raréfier.

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Nicolae Guta

 

A votre avis d'où vient la réticence du public roumain envers ce genre musical ?

Il y a plusieurs causes, d’abord un anti-orientalisme qui bénéficie d’une prodigieuse tradition en Roumanie. Au cours du 19e siècle, l’obsession nationale était de se synchroniser avec l’Ouest et de discréditer tout heritage culturel ottoman ou oriental. En somme, tout ce qui venait de l’Ouest était bon, et tout ce qui venait de chez les turcs était mauvais. Les gens ont gardé aujourd’hui encore ce reflexe de mettre la faute sur la culture ottomane. A cela s’ajoute le nationalisme promu pendant le régime socialiste de Ceausescu, durant cette période on voulait conserver un genre de folklore «authentique roumain», en réalité, une sorte de kitsch pompeux promu dans des festivals gigantesques. Ceux qui dirigeaient la culture, mais aussi une partie des intellectuels de l’époque, considéraient les “manele” comme du folklore «pollué» et corrompu. La deuxième cause est l’élitisme. Le communisme privilégiait la classe des travailleurs et n’accordait pas de respect aux intellectuels du domaine des sciences humaines, leur préférant nettement les intellectuels du domaine technique, comme les ingénieurs. Après 1989, les choses se sont inversées, tous les intellectuels se sont mis à lire la philosophie réactionnaire de la période de l’entre-deux-guerres et à rejeter la faute sur les ouvriers pour le fait que le pays était resté à la traîne, car ils avaient voté avec des anciens communistes et s’étaient opposés à la privatisation. Dans les journaux des élites, ils étaient désignés comme des «bizons» qui travaillaient et ne réflechissaient pas. Cela a eu des conséquences graves à mon avis, quand, après les années 2000, est apparue une jeune classe moyenne qui se définissait à travers la haine des classes sociales inférieures, la haine des assistés, des retraités, ... La troisième cause est aussi le racisme. La plupart des musiciens et les meilleurs d’entre eux étant roms, les “manele” ont été associées à cela, et tout ce qui ne pouvait pas être dit en public à propos des roms, était dit en revanche sur “les manelistes”. Cela est visible surtout dans les commentaires sur les pièces “manele” sur Youtube où, sous la protection de l’anonymat, les gens disent des choses terriblement racistes.

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Adrian Minune, "roi des Manele"

 

 

Des chansons “manele” commencent à être diffusées dans certains bars et dans certaines soirées. Florin Salam était invité au dernier festival Outernational par exemple. Une partie de la jeunesse commence à s'ouvrir à ce genre musical. Qu'est-ce qui les attire selon vous?

C’est un phénomène qui se manifeste surtout parmi les «hipsters» et j’espère qu’il va se propager parmi des segments plus importants de la classe moyenne. C'est lié à l’apparition d’une nouvelle génération, avec des sympathies politiques plutôt de gauche, qui veut se démarquer de toutes les idéologies dont on a parlé précédement. En plus, suite à cette vague de panique morale liée aux “manele” et à la discrimination qu'elles ont subi, ce genre musical est vu comme une musique avec un passé héroique, ce qui lui donne un cachet «underground». De plus, à l’époque où les “manele” étaient mises sous quarantaine, la génération qui va aujourd’hui à des fêtes de “manele”, était à cette période à l’école ou dans les premières années du lycée et ne ressentait aucun besoin de se démarquer de ce genre musical. Même si plus tard, cette même génération a méprisé les “manele”, aujourd’hui elle tente de les récuperer, de les intégrer dans leur mémoire affective, et d’assumer ce qu’elle avait réprimé autrefois par conformisme ou par snobisme.

 

 

Croyez-vous que ce début d'ouverture pourra mener vers une amélioration des relations entre Roumains et Roms ou vers une meilleure integration des Roms au sein de la société roumaine?

Oui et bien plus, j’espère que cela améliorera les relations entre classes et qu’on en finira une fois pour toutes avec cette haine idiote entre différents corps sociaux. C’est horrible une société où ceux éduqués haissent ceux qui sont moins éduqués, où ceux privilégiés de par leur origine sociale, tiennent des discours méritocratiques et considèrent que les pauvres sont coupables d’être pauvres car ils fument, boivent et font des enfants.

 

 

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Publié le 25 septembre 2017, mis à jour le 25 septembre 2017

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