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CHRONIQUE CULTURE - Conformismes

Écrit par Lepetitjournal Bucarest
Publié le 1 juin 2015, mis à jour le 8 février 2018

Une gronde systémique est en train de monter parmi les étudiants de l’Université nationale d’art théâtral et cinématographique de Bucarest. Un mouvement frondeur qui, mieux vaut tard que jamais, a polarisé l’attention du monde théâtral local, étouffant presque tout commentaire sur les récents et très attendus prix de l’Union théâtrale de Roumanie, expression eux-mêmes du système contesté. Toutefois, peut-on vraiment échapper au système dont on est le produit, s’interroge l'un des meilleurs - mais inconnus - spectacles de la capitale.

Photo : www.teatrul-excelsior.ro (The History Boys)

Un représentant du jury monte sur scène et, devant la salle endimanchée et intrépide, annonce que ''cette année, les prix… ne s’accordent pas !''. Toute la salle se fige et retient sa respiration : ''après mûre réflexion, les membres du jury ont convenu que les nominés ne répondaient pas aux critères de qualité requis pour cette haute compétition…''. Étant témoin de tels propos, je me souviens de la stupeur et de la déception des gens qui attendaient que leur nom soit cité sous un tonnerre d’applaudissements. Mais je me souviens aussi de la motivation, voire la rage, qui se sont emparées des ''malheureux'' nominés, qui finirent - quelques années plus tard - à remporter le prix convoité, grâce à un travail conséquent cette fois-ci. Ne soyons pas hypocrites : quand c’est vraiment sérieux, une distinction ou son refus comptent parce qu’ils nous aident à nous réinventer. 

Ce genre de situation n’est pas insolite pour d’autres professions, mais, à ma connaissance, le Gala de l’Union théâtrale de Roumanie (l’équivalent roumain des ''Molières'') n’en a jamais connu. Et - ô combien ! - on en aurait eu besoin, cette année… A quelques exceptions notables près, on a récompensé l’étiquette, le nom, le conformisme et surtout le bien-pensant, soit-il cool et sous des apparences contestataires. J’ai maintes fois parlé avec des critiques qui avouaient en privé leur déception, leurs réserves esthétiques face à une création théâtrale roumaine, mais dont le papier, par la suite, était dithyrambique. Tout comme j’ai parlé avec des critiques qui minimisaient des erreurs graves juste parce que tel spectacle était fait ou joué par un/e tel/le, ''qu’on aime quoi qu’il/elle fasse''. L’être humain est soumis à l’erreur, alors pourquoi vouloir induire invariablement une impression d’infaillibilité, surtout sur un territoire artistique comme le théâtre, tellement fragile, mouvant et nullement étranger aux débordements en tout genre, aussi bien salutaires que nuisibles ? Cette question n’est pas naïve - les divers intérêts sont immenses dans ce métier, mais les conséquences à long terme pourraient être incalculables s’il n’y a pas de remise en question du système lui-même.

C'est-à-dire précisément ce qui se passe ces jours-ci à l’Université d’art théâtral et cinématographique de Bucarest (UNATC), l’établissement spécialisé le plus grand et puissant du pays. À l’origine, un conflit fratricide entre anciens et jeunes enseignants généré par la mise à l’écart d’un doyen, à vues réformatrices, de la faculté de film et la diminution drastique des fonds et du tirage de ''Film Menu'', la publication de chroniques et d’analyses cinématographiques conçues et animées par un jeune prof et des étudiants. Facebook et autres réseaux sociaux aidant, cette dispute interne a envahi l’espace public exposant les tares du système d’enseignement des arts du spectacle : manque de transparence, corruption, copinages, formation déficitaire à tous les niveaux du corps enseignant (certes, une fois de plus, avec les exceptions de rigueur). Et ce n’est là que le sommet de l’iceberg. Deux jeunes profs, dont l'un - l’animateur de ''Film Menu'', a été non seulement outé, c'est-à-dire dont l'homosexualité a été révélée, mais aussi licenciés pour une ''faute grave'' jamais dûment expliquée par l’établissement - ont été mis en cause pour avoir porté préjudice à l’image et à la ''tradition'' de l’UNATC, le tout sous un flot de propos racistes, xénophobes et homophobes déversé sur les réseaux sociaux par des membres de la direction de l’université. En réaction, des cinéastes roumains marquants de la nouvelle vague et des personnalités de la vie culturelle ont pris position, scandalisés par l’ignominie de ces attaques perpétrées par l’ancienne garde contre la nouvelle. Néanmoins, ce sont surtout les étudiants qui ont commencé à s’organiser et à demander des comptes à la direction. Les images qu’ils ont mis en ligne sont accablantes. On y voit des profs aux cheveux blancs ou gris, chefs de départements ou de commissions d’éthique, par ailleurs des artistes qu’on croyait respectables, incapables de répondre à des questions simples de procédure, ignorant des règlements qu’ils sont censés appliquer, attaquant et puis se rétractant en déroute sous le bouclier d’une rhétorique en bois de chêne, rappelant feu les temps communistes. L’affaire est en cours et son dénouement est capital, après un quart de siècle de liberté. Il ne faut pas lire entre les lignes un conflit intergénérationnel, mais une tentative d’au moins révéler, sinon d’en finir avec l’arbitraire, la médiocrité et les carences du corps enseignant ou encore les pratiques corrompues tacitement acceptées comme implacables par l’ensemble des acteurs d’un système soigneusement gardé dans le flou. En fonction de l’issue de cette crise, il se peut que ce précédent incite à l’action l’ensemble du secteur universitaire artistique, car il est peu probable que l’UNATC soit un cas isolé à travers le pays.

Néanmoins, le système lâche-t-il prise aisément sur ses acteurs ? Certes, les illusions, la réflexion et la liberté continuent de jouer dans la cour intérieure de l’esprit, mais l’être public n’a d’autre choix que de se soumettre aux conventions et aux désirs des autres. Tel est le sentiment avec lequel on sort de la comédie dramatique The History Boys (Les garçons du cours d’histoire) du Britannique Alan Bennett, proposé par le théâtre pour enfants et adolescents de Bucarest, Excelsior. Défaillances d’approche flagrantes de l’Éducation nationale, fausse originalité creuse de la modernité versus érudition naïve et désuète de la tradition, jeux de pouvoir et de corruption au sein de la hiérarchie des enseignants, rapports amoureux et de séduction dans les deux sens entre élèves et enseignants - un sujet cru quasiment absent sinon évité par les théâtres pour adultes de Roumanie. Le courage d’Excelsior est à saluer pour plus d’une raison. A part le choix de la pièce, le théâtre a su jeter à l’eau sa troupe dans la cour des grands et avec un succès qui devrait être confirmé par de futures productions du même calibre. L’avantage de l’établissement est qu’il peut toucher des publics jeunes auxquels d’autres théâtres bucarestois ne rêvent même pas. Effectivement, lors de la représentation à laquelle j’ai assistée, les adolescents de l’âge des personnages ou plus jeunes, présents dans la salle, ont littéralement été scotchés à l’action, dans le silence le plus total, tandis que seules les références aux amourettes entre élèves de sexe masculin auraient pu susciter un flot de remarques acides parmi ce public quotidiennement martelé par le traditionalisme. Le spectacle balaye d’un trait tous les stéréotypes sur l’école auxquels on tente d’habituer les jeunes Roumains et on n’a qu’à espérer que cet exercice de liberté de penser finira par au moins (im)poser quelques questions. L’inconvénient d’Excelsior est qu’il est quasiment ignoré par les adultes, les premiers, en fait, appelés à voir cette production au succès tonitruant à Londres ou sur Broadway. The History Boys à Bucarest est une équipe essentiellement jeune d’âge et d’esprit (Mihai Dinvale, Radu Iacoban, Daniela Ioniță-Marcu, Cristian Nicolae, George Albert Costea, Alexandru Ion, Cezar Grumăzescu, Gabriel Costin, Mihai Conrad Mericoffer, Dan Clucinschi, Alexandru Voicu, Radu Mateucă) qui joue brillamment, avec enthousiasme et soif de vérité, dans la mise en scène efficace, épurée et attentive au comédien, de Vlad Cristache. A voir même si votre roumain n’est que partiel ou carrément absent. L’art des acteurs fera le reste.

Andrei Popov, journaliste culturel à la rédaction francophone de Radio roumaine internationale (www.lepetitjournal.com/Bucarest) Mardi 2 juin 2015

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Publié le 1 juin 2015, mis à jour le 8 février 2018

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