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Jacques P. Leider nous apporte son éclairage sur la crise de l'Arakan

Jacques LeiderJacques Leider
Écrit par Sébastien Lafont-Frugier
Publié le 14 septembre 2017, mis à jour le 14 septembre 2017

Aujourd’hui responsable du centre de l’École Française d’Extrême-Orient au Myanmar et titulaire d’un doctorat sur l’ancien royaume de Mrauk U, Jacques P. Leider a consacré des années de recherche à l’Arakan et nous apporte son éclairage sur la crise qui y sévit. Il met en garde contre toute grille de lecture simpliste et porte l’accent sur l’histoire de cette région… et la manière dont chaque communauté la construit.

Jacques Leider
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à l’Arakan ?
Denise Bernot, ma prof de birman à l'Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO), voyant mon intérêt pour l'histoire, m'a conseillé d'aller voir de plus près les manuscrits Birmans à la Bibliothèque Nationale. Certains dataient du début de la colonisation anglaise et concernaient l’Arakan. Voilà une région qui avait été peu étudiée, j'ai donc persisté dans cette voie. L’intérêt pour cette région et ses problèmes était alors rare. Je me souviens par exemple d’une intervention sur la problématique des Rohingyas que j’avais faite en 2004 à l’Université Humboldt à Berlin : il n’y avait qu’un minuscule groupe d’étudiants à y assister.

Depuis, cette problématique est devenue une actualité récurrente, nationale comme internationale…  
En 2012, lorsque les violences communautaires entre bouddhistes et musulmans ont éclaté en Arakan, personne n’était apparemment conscient des extrêmes tensions locales et de la nécessité d’une action résolue alors qu’il restait peu de temps pour agir. On peut s’étonner du fait qu’un dossier aussi complexe est passé quasiment inaperçu et que même parmi la population birmane, la connaissance de ce contexte explosif était modeste. À l’époque, j’insistais déjà sur le caractère politique et idéologique du conflit, la collision d’intérêts économiques et la nécessité d’inclure les griefs des bouddhistes arakanais dans l’analyse de la situation, étant donné que leur anxiété les empêchait de s’ouvrir à tout dialogue. Aujourd’hui la question se pose de savoir si le seul critère pour décrire et analyser la crise en Arakan est la situation des droits de l’homme ou s’il faut plutôt prendre une approche nuancée qui tienne compte de l’histoire de la région, de sa complexité ethnique et religieuse, en incluant donc musulmans comme bouddhistes, et qui tienne compte notamment du fait que la situation est allée de pire en pire depuis les années 1990 et que pour en sortir, il va falloir être patient. Si l’objectif évident est de viser un respect croissant pour les droits de l’homme, je pense que c’est une illusion de croire que le changement dépend des seules initiatives du gouvernement et de la menace de sanctions. La pratique des droits de l’homme doit aussi venir du cœur de la société civile et de tous ceux qui l’organisent, la mènent et l’inspirent. 

Quel est le contexte historique derrière ce conflit ?
Dans son ensemble nous connaissons encore mal l’évolution post-coloniale des populations dans cette région frontalière. Dans les institutions académiques du pays, la vision nationaliste du régime a dicté des programmes de recherches historiques qui donnaient la priorité à l’histoire de l’ethnie birmane et marginalisaient les autres ethnies et les groupes non bouddhiques. De leur côté, tout au long des décennies d’oppression chaque groupe ethnique ayant ses propres problèmes et menant surtout son propre combat de résistance contre le régime militaire, la connaissance et l’étude des autres n’ont pas été perçus comme un atout pouvant nourrir la solidarité ethnique au-delà des alliances militantes. Implicitement, cela pose la question de savoir qui peut écrire l'histoire d'un groupe ethnique… 

Et votre réponse est… ?
Je crois que chaque peuple se doit d'écrire sa propre histoire et que c'est une tâche qui implique la société. Historien, c'est un métier pour éclairer la société sur son passé. On n’ambitionne jamais une seule vérité coulée dans le bronze, chaque société cherche son chemin en fonction de son identité. En plus, chaque génération va écrire son histoire un peu différemment. En Birmanie c’est souvent l’histoire locale qui reflète la mémoire collective, l'identité, la fierté d’un groupe de la population, bien plus que l’histoire nationale produite par des historiens universitaires auxquels on a demandé de rédiger des manuels scolaires. Il y a une très longue tradition d'histoire écrite chez les Arakanais et les Môns peu honorée dans la recherche au Myanmar. D’autres populations ont une tradition d'histoire orale. Tout cela pour insister sur la légitimité d’une pluralité de narratifs qu’on oublie trop vite à force d’être imprégné par le discours de l’histoire nationale. 

Temple Arakan

Comment cela se traduit-il dans le cas de l’Arakan ?
Les Arakanais ont une histoire qui se reflète par exemple dans une architecture assez particulière à Mrauk U et ailleurs, une histoire particulière du bouddhisme et des traditions locales qui tournent autour, plusieurs siècles d'indépendance politique, etc. Le mythe historique arakanais c’est aussi de postuler l’arrivée du Bouddha en Arakan et l’histoire de la statue du Mahamuni, copie dite fidèle du Bouddha historique. Cette statue a été transportée à Amarapura après la conquête du royaume par les Birmans en 1784. Pour beaucoup de nationalistes arakanais, il est impensable de remettre en doute le fait que le Bouddha lui-même soit venu en Arakan. Les musulmans d’Arakan sont une communauté que l'on connaît beaucoup moins que celle des Arakanais bouddhistes. Ils arrivent plus tard sur scène et ont développé après l’indépendance une identité particulière à très forte tendance nationaliste. C’est ce qu’on peut appeler le mouvement des Rohingyas des années 50. Dans les chroniques Arakanaises, il n'y a pratiquement pas d’information sur les musulmans mais cela n’empêche que les musulmans ont essayé de construire leur propre histoire en suivant de près le narratif dynastique. Pour l’histoire très ancienne, celle du premier millénaire, c’est le mythe d’un naufrage d’Arabes ou de Persans (le terme de la chronique arakanaise est "kalar" aujourd’hui mot très souvent considéré comme uniquement péjoratif) qui a servi à mettre un point de départ pour la présence musulmane. En ce qui concerne les musulmans Rohingyas, le mythe veut que les premiers musulmans sont arrivés en Arakan au 7e siècle Ce alors qu’il n’y a strictement aucune preuve historique. 

Et donc les Rohingyas s’inscrivent aussi dans une histoire…
L’histoire d’un mouvement politique de l’après-guerre qui a d’abord lutté pour une région autonome musulmane dans le nord de l’Arakan. Ce mouvement, dont beaucoup de leaders et militants étaient repliés au Bangladesh depuis les années 1970, a fini par donner une formation communautaire et identitaire ethno-religieuse des diverses communautés musulmanes locale. Depuis 2012, pour formuler la chose de manière très informelle, les musulmans de l’Arakan sont plus "Rohingyas" que jamais. Il suffit de récapituler une revue de presse des derniers quarante ans pour suivre ce processus dynamique à travers l’emploi et donc la connaissance du mot "Rohingya" comme terme fédérateur.

Quelle est alors l’histoire de ce mot "Rohingya" ?
Le mot "Rohingya" désigne l’Arakan dans le dialecte de type Bengali oriental que parlent les musulmans de l’Arakan. Ce mot, tracé une seule fois dans une source anglaise de 1799, n’a pas été utilisé durant la période coloniale ce qui soulève des questions sur son utilisation dans la société et la langue parlée de ces communautés qu’aucun anthropologue n’a jamais étudiées. Sous sa graphie actuelle, on le trouve une première fois imprimé en 1963. Dans le milieu des années 50, une élite nationaliste musulmane en Arakan propageait une approche plus résolue de la question des musulmans du Nord de l’Arakan qui voulaient un territoire autonome et réclamaient une reconnaissance historique et ethnique à part de leur communauté. Il y avait alors un débat parmi des leaders à Maungdaw et de jeunes universitaires à Rangoun pour savoir s’il fallait adopter un nom à part ou pas, et si oui lequel et comment l’écrire… "Ruhangya", "Rwangya", "Rohinga", "Rowhengyas"… ont été en compétition ! On est très loin de la situation actuelle qui reflète une détérioration des rapports entre les communautés et le résultat d’une marginalisation extrême. 
 

 

 

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Publié le 14 septembre 2017, mis à jour le 14 septembre 2017

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