Première conférence de l'année à fort caractère pédagogique, organisée par Mujeres Avenir la semaine dernière. Autour de trois juristes espagnoles, l'association d'amitié hispano-française est revenue sur un concept souvent mal connu, la perspective de genre, qui couvre un caractère néanmoins toujours plus prégnant dans la justice, et devient aussi, de façon plus transversale, indispensable pour comprendre et "transformer la société".
La place de la femme dans la justice -celle qui lui a historiquement été accordée et celle qu'elle revendique dans l'ère contemporaine- mais aussi les stéréotypes de genre sur lesquels notre insconscient collectif s'appuie à l'heure de considérer -voire de juger- n'importe quel fait de société ont sans surprise été débattus. Le constat est proche de celui dressé au cours des inombrables conférences organisées ces dernières années par Mujeres Avenir : dans la justice comme dans de nombreux secteurs d'activité la présence féminine est de plus en plus importante, son influence va croissant, la prise de conscience de la réorganisation qu'une égalité de genre suppose est réelle, mais la brèche salariale et le plafond de verre subsistent.
De fait, l'égalité entre hommes et femmes, si elle est clairement formulée par la loi espagnole, si elle s'appuie sur les articles des plus grandes instances internationales portant sur la question, est au quotidien loin d'être effective. C'est le constat notamment de Lourdes Arastey Sahún, Magistrate au sein du Tribunal Suprême, l'une des plus hautes instances judiciaires espagnoles, qui a défendu jeudi à la tribune que "l'application de la loi selon une perspective de genre n'a pas pour objectif de favoriser les femmes", mais simplement d'assurer ce que l'on pourrait appeler une justice... plus juste. Pour Gloria Rodríguez Barroso, membre de l'association des femmes juges espagnoles, autre intervenante invitée par Mujeres Avenir, "les juges doivent recevoir une formation apropriée pour déceler où existe, dans les conflits où ils sont appelés à intervenir, des dysfonctions liées à la condition de genre. Le pire serait de perpétuer les stéréotypes".
Gender mainstreaming
Concrètement pour Lourdes Arastey Sahún, il s'agit "d'élargir les critères d'interprétation de la loi" et d'intégrer le principe de "gender mainstreaming" -que Wikipedia décrit comme "consistant à évaluer les différentes implications pour toute personne, quel que soit son sexe, de toute action politique envisagée, y compris de la législation et des programmes, dans tous les domaines et à tous les niveaux". Si depuis plusieurs années la société espagnole tend de plus en plus à incorporer la transversalité qui découle du gender mainstreaming, les discriminations perdurent pourtant. "Ce ne sont pas les discriminations les plus évidentes qui nous inquiètent. Elles existent mais sont résiduelles", a éclairé Lourdes Arastey Sahún. "Ce qui nous préoccupe ce sont les discriminations cachées, indirectes, qui affectent les femmes au détriment des hommes". La thématique de l'accès à l'emploi et de la promotion en entreprise, et de façon plus large des opportunités de carrière, a en la matière largement servi à illustrer les perversités d'un système qui tend à favoriser, encore, le sexe fort.
Il faut bien dire que l'héritage qui échoit à la société espagnole en matière d'égalité de genre ne facilite pas la tâche. Ainsi, jusqu'en 1958 les femmes n'étaient pas autorisées à être tutrices ou témoins. Jusqu'en 1973, elles ne pouvaient pas, avant d'atteindre 25 ans, quitter le domicile sans l'autorisation de leur père. Jusqu'en 1975, l'usage d'anticonceptif était jugé comme un délit. Jusqu'en 1978, une femme mariée convaincue d'adultère encourait jusqu'à 6 ans de prison -il en était tout autre chose concernant l'homme pour qui l'adultère était considéré comme un délit mineur. Dernier exemple : jusqu'en 1977, le métier de juge était interdit aux femmes, car on estimait que leur tendance naturelle à la tendresse, la délicatesse et la sensiblerie les rendait ineptes pour l'application sans scrupule de la loi... Si les "stéréotypes de genre sur lesquels l'insconscient collectif s'appuie à l'heure de considérer -voire de juger- n'importe quel fait de société", évoqués plus hauts, découlent de cette situation, alors il n'est premièrement pas inutile de le rappeler et deuxièmement largement temps de lutter contre.
Des chiffres toujours inégalitaires
Les chiffres de la représentation féminine dans le domaine de la justice illustrent aujourd'hui encore l'inégalité de genre qui caractérise un secteur pourtant en pleine évolution. Comme l'a rappelé Carmen Delgado, membre de la Commission Egalité au sein du "Conseil Général du Pouvoir Judiciaire", "ce sont 70% de femmes qui ont ces dernières années intégré les professions de la justice, contre seulement 30% d'hommes". La représentation féminine dans l'ensemble du secteur est de 53%, majoritaire face à la présence masculine. Mais ces femmes, plus nombreuses, deviennent des exceptions au sein des organes collectifs -les tribunaux de province, de région ou voire même le Tribunal Suprême- où les retributions sont les plus élevées. Elles sont en outre pratiquement invisibles au niveau des présidences, où là encore les salaires sont plus importants. La faute à... la tradition et la présence historique des hommes à la tête des organes de décision, certes, mais aussi à toute une série de "discriminations indirectes". Surtout, la faute au fait que les femmes assument dans l'immense majorité des cas, la conciliation familiale, au détriment de leur carrière. Comme Gloria Rodríguez Barroso l'a formulé au cours de son intervention, "la société devrait mettre au centre de ses priorités les personnes qui s'occupe de ses enfants et de ses anciens", cette fonction "qui nous a historiquement été attribuée et que nous assumons de façon inconsciente".