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RÉFUGIÉS IRAKIENS - "Pour que les enfants sentent qu'ici, c'est leur vraie vie"

Écrit par Lepetitjournal Istanbul
Publié le 2 février 2015, mis à jour le 8 février 2018

Au premier abord, rien ne différencie l'école Don Bosco des autres écoles : des enfants s’amusent dans la cour, jouent avec la cloche, crient, et scrutent avec une curiosité typiquement enfantine les visages des adultes inconnus qui entrent dans la salle des professeurs. Pourtant, cette école stambouliote a une particularité : elle accueille principalement des enfants réfugiés d'Irak, de Syrie, voire d'autres pays, chrétiens dans leur majorité.

L'école Don Bosco a d'abord été créée pour faire face à une urgence humanitaire. Dans les années 1990, l'instabilité politique en Irak s'accroit : des migrants, entre autres chrétiens, arrivent de plus en plus nombreux dans le "corridor turc", comme le qualifiait la doctorante Didem Danış (aujourd'hui maître de conférence au département de sociologie de l’Université de Galatasaray), pour rejoindre l'Australie et le Canada. En 1994, les locaux de l'actuelle école Don Bosco à Harbiye, appartenant au Consulat du Vatican, sont réquisitionnés pour accueillir des réfugiés - notamment chrétiens, mais pas seulement - et leur apporter l'aide urgente dont ils ont besoin. "Au départ, c'était plutôt un lieu social", se rappelle le Père Rudolfo, qui participe à la

gestion de l'école depuis 1998. Mais face à l'afflux de plus en plus important de réfugiés, la nécessité de ne pas laisser les enfants sans scolarité se fait sentir : "Au début, ils n'étaient pas nombreux, mais comme ils continuaient à arriver, l'école a commencé à fonctionner" raconte-t-il.

Les enfants dessinent en classe

1996 marque donc le début de ce grand projet. Au départ, il y a seulement quatre pièces, les enfants ne peuvent donc pas être plus que 85. Mais face à la demande croissante, le Père Rudolfo essaye d'accueillir le plus d'enfants possibles : "Quand je suis arrivé (en 1998), je n'avais pas le courage de dire aux parents : 'je ne prend pas votre enfant parce qu'il n'y a pas de place...' Tant que c'était possible, je le prenais quand même dans l'école. Quand il n'y a plus eu de place, j'ai commencé à construire les préfabriqués".

Et l'afflux des réfugiés, loin de se tarir, s'est considérablement accéléré ces dernières années. Dani, professeur à l'école Don Bosco et réfugié chrétien arrivé d'Irak en 2012, raconte : "Quand je suis arrivé, il y avait seulement 80 enfants. A l’époque, en Irak, ça allait encore. Mais après un an, en juin 2013, on a commencé à recevoir plein de nouveaux enfants. En très peu de temps, ils étaient 180. Donc nous avons ajouté des classes : il n'y en avait que quatre, petit à petit il y en a eu six, puis sept, et maintenant il y en a huit". Ces huit classes accueillent aujourd'hui 300 élèves, dont la majorité viennent d'Irak, et les autres de Syrie, voire d'Iran ou de pays africains.

Une immigration massive

Avec l'arrivée du groupe État islamique en Irak et en Syrie, et la crise en Syrie qui ne semble pas vouloir se résoudre, le flux des immigrés en Turquie augmente sans cesse. En 2014, l'Agence des Nations Unies (UNHCR) a enregistré aussi "une hausse sans précédent" des demandes d'asiles présentées par les Afghans, les Irakiens, et les Iraniens. Concernant les Irakiens, elle estime qu'ils étaient 81.000 en Turquie en septembre 2014.

Bien que la Turquie soit en train d'étudier une réforme sur l'accueil des demandeurs d'asile de ces pays sur son sol, ils ne sont jusqu'à maintenant pas autorisés à rester, en vertu de la limite géographique imposée sur la "Convention sur les réfugiés" de 1951. Au moment de leur arrivée en Turquie, les migrants commencent donc un parcours du combattant pour partir dans un autre pays – le plus souvent l'Australie, le Canada, ou les Etats-Unis, mais aussi dans certains pays d’Europe – qui commence à l'UNHCR, lequel devra statuer sur leur situation de réfugié et, éventuellement, les réinstaller dans un autre pays. Cette procédure, extrêmement lente, peut durer des années.

La porte décorée de la primaire C

Dani, qui vient d'avoir son visa pour l'Australie, le confirme : "Comme beaucoup de gens arrivent d'Irak, on inscrit seulement son nom et le nombre de personnes dans la famille, et après on revient à Ankara pour s'enregistrer officiellement, et on attend un rendez vous. Et maintenant, le délai est très long pour avoir le rendez-vous : certains l'ont en 2019, 2020, 2021..." Pour le Père Andrès, arrivé à l'école il y a cinq ans et qui en assume désormais la gestion, les politiques d'immigration des pays d'accueil ne facilitent pas les choses : "Il y a eu un ralentissement de l’acceptation des dossiers d’asile pour les Etats-Unis et l’Australie, donc le nombre de nos élèves augmente."

A l'école Don Bosco, on étudie et on joue

Comme la situation supposée temporaire de ces réfugiés a tendance à durer de plus en plus longtemps, l'école Don Bosco a pour but de fournir à tous ces enfants "du corridor" une éducation scolaire d'une qualité suffisante pour qu'ils raccrochent par la suite le système de leur nouveau pays.

Tous les jours, ils suivent quatre cours : deux le matin, et deux l'après-midi. Toute la matinée est consacrée à l'anglais ; et l'après-midi, selon les jours, ils étudient les sciences, la géographie ou les mathématiques, l'informatique ou ont un cours de sport, de danse ou de chant. Ces enfants étant souvent en partance pour un pays anglophone, l'anglais est la matière autour de laquelle l'école s'organise : les classes sont construites en fonction du niveau d'anglais et non de l'âge des enfants. Tous les autres cours se font à partir de traductions anglaises du programme scolaire irakien. En fin de journée, les enfants suivent aussi un cours de religion, non obligatoire, puisque certains sont musulmans – une cinquantaine, selon le Père Andrès.

La pédagogie Don Bonsco : "Le secret, c'est l'amour"

Don Bosco est donc avant tout une école comme les autres : les enfants étudient, dessinent, apprennent des chansons, rient, dansent, se disputent, courent, jouent. Sarah, 14 ans, musulmane kurde venue d'Alep, raconte dans un anglais remarquablement maîtrisé ce qu'elle fait ici : "C'est un peu différent (de la Syrie) parce qu'on fait des pièces de théâtre sur Don Bosco, (...) je fais un projet photo. (...) J'ai des amis, mes profs sont sympas... Ici, c'est bien", sourit-elle.

Loin de n'être qu'une solution d'urgence mise en place avec les moyens du bord, l'école Don Bosco puise dans une pédagogie bien étudiée, celle de la Congrégation des Salésiens, dont l'éducation est la vocation première. La croyance en l'éducation par l'amour est centrale dans cet établissement. Pour le Père Rudolfo, "ici, éduquer, ça signifie être présent. (...) Si le professeur est là, pas seulement pour les surveiller mais aussi pour participer, si les enfants voient que le professeur aime ce qu'ils aiment, par exemple s'il commence à jouer au basket avec eux... (...) alors les enfants aiment aussi leur professeur !" Pour Dani, tout cela se résume en une phrase, qu'il énonce à voix basse comme un secret précieux, en nous fixant de ses grand yeux bleus : "Le secret, c'est l'amour".

Les enfants chantent et dansent avant de reprendre la classe

Reconstruire une grande famille

Cette phrase de Dani résume bien ce qui émane de lui : beaucoup d'optimisme et d'espoir, malgré un passé difficile, dans lequel il a tout abandonné "pour rien du tout", dit-il amèrement. Mais cet optimisme, que l'on ressent chez la plupart des personnes croisées à l'école Don Bosco, ne doit pas cacher les difficultés politiques, humaines et sociales qui ont donné naissance à ce lieu. Dani n'a pas encore oublié ce qu'il a vécu en Irak : "Depuis 2003, la sécurité en Irak était très mauvaise, surtout pour les chrétiens. La police, c'était pour les gens puissants. Si tu es chrétien, ou si tu es musulman mais que tu n’es pas quelqu'un de puissant, tu ne peux rien faire si quelqu'un te cherche des problèmes. (...) Quand tu quittes ton travail, tu ne sais jamais si tu vas rentrer à la maison, parce qu'ils peuvent te tuer ou te kidnapper et personne ne dira rien... "

Pour le Père Andrès, les éclats de rire que l'on entend dans la cour sont, après l'éducation, la deuxième raison d'être de l'école : "Beaucoup de ces enfants n’ont pas été à l’école depuis des années. Ils ont fait l’expérience de la mort, de la violence. Ici, c’est une sorte de petit paradis – c’est ce que disent les parents. Ils voient leurs enfants heureux, qui jouent, qui se comportent comme des enfants, qui dansent, qui chantent, qui sourient." Face aux expériences terribles de certains, selon lui, l'école Don Bosco peut faire office de "thérapie collective": "J’ai vu un enfant qui ne parlait pas au début, qui ne cessait de tirer dans le vide... Il n’avait pas d’amis, les enseignants ne savaient pas quoi faire... Mais ce garçon, petit à petit, a commencé à changer, à parler à d’autres, à jouer au football."

Si l'amertume semble être encore bien là pour Dani, enseigner à l'école lui a donné une raison de se réjouir. "Vous savez, quand on quitte tout ce qu'on a, quand on quitte sa vie, et qu'on arrive dans une nouvelle vie, et qu'on ne sait pas ce qui nous attend, au début, c'est très dur. (...) Mais quand je suis venu ici et que j'ai vu les enfants et que j'ai créé un lien très fort avec eux, je me suis senti très heureux, et comme on dit, j'ai oublié 60% des moments difficiles que j'ai vécu en Irak." Avant d'ajouter : "Ici, nous sommes comme une famille".

Une "famille" bien entourée

Une grande famille de 300 enfants, cela demande des moyens humains, matériels et financiers. Une grande partie du travail du Père Andrès consiste à les trouver. Financièrement, il se débrouille avec des donations, de l'aide des écoles locales, des connaissances, des amis... Pour le reste, la solidarité s'organise petit à petit, au fur et à mesure que l'école fait parler d'elle. Mais pour le moment, l’établissement vit surtout de l'énergie de quelques personnes qui s'y investissent.

Pendant la récréation,
les enfants discutent

Isabelle Blayney et Aude Flateau font partie de ces personnes : régulièrement, ces deux Françaises viennent faire un tour à l'école et discutent avec Dani ou le Père Andrès pour évaluer leurs besoins, puis font marcher leur réseau. Récemment, elles ont récupéré des bureaux d'école qui ont permis d'accueillir de nouveaux enfants ; en décembre, elles avaient organisé une grande collecte pour donner des "boîtes de noël" à tous les enfants de l'école ; et elles essayent au mieux de rassembler les "petites choses" dont ont besoin ces enfants au quotidien, comme les manteaux, les produits d'hygiène, les fournitures scolaires. Elles ont ainsi contribué à créer un petit réseau autour de l'école : un réseau de gens, mais aussi de structures comme la paroisse Saint-Louis ou les écoles françaises d'Istanbul, qui aident de temps à autre en fonction des besoins.

Mais pour Isabelle, aider matériellement ne suffit pas : il faut aussi partager des moments de vie avec ces enfants, qui ne demandent que ça : "ils sont très joyeux, ils adorent danser ... Il y a un vrai esprit de fête". Aude et Isabelle s'attèlent donc à organiser des moments de rencontre avec les enfants de l'école, les familles de ces enfants et leur propres familles : fêtes, jeux, tournois...

Prendre sur soi, pour les enfants

Nombreux sont les adultes qui dépensent de l'énergie ici pour offrir une vie meilleure aux enfants. Mais lorsqu'il met quelques minutes de côté son visage plein d'espoir et d'optimisme, Dani, l’enseignant, semble amer : "Personne n'aide les chrétiens d'Irak. Daesh détruit tout et aucun pays chrétien n'est venu dans le Nord de l'Irak (...) Allemagne, USA, France... pourquoi ils ne font qu'observer ce qu'il se passe sans rien faire ?" s'insurge-t-il, avant d'ajouter : "Les chrétiens se sentent seuls".

Pour les parents des enfants scolarisés, ce n'est pas non plus évident. Financièrement d'abord, car pour le budget d'un Irakien ou d'un Syrien, Istanbul est une ville très chère : louer un appartement ou pouvoir se soigner est souvent très difficile pour ces familles. Et puis la reconstruction d'une vie demande du temps et de l'énergie : apprendre l'anglais, trouver un travail, faire les démarches administratives nécessaires pour partir ailleurs... tout en faisant face à la vie quotidienne. L'école doit aussi prendre en compte les parents, car il est parfois difficile de les convaincre de mettre leurs enfants à l'école, comme l'explique le Père Andrès : "Nous essayons d’impliquer les parents, de les inviter, de leur demander de nous aider en leur disant qu’il vaut mieux pour leurs enfants être ici que dans la rue. (...) Certains parents sont très coopératifs. Certains trouvent du travail et certains souhaitent également apprendre l’anglais. Donc nous donnons des cours aux parents le samedi et le dimanche après-midi. (...) C’est une occasion d’apprendre l’anglais, de se faire des amis, de poursuivre leur formation d’une certaine façon."

Dani montre où il va aller en Australie

Les enfants du corridor : "nous vivons dans le présent"

"Nous disons aux parents qu’il est certainement difficile de quitter son pays mais qu’ils ne le font pas pour leur bien mais pour celui de leurs enfants. Ces enfants auront un avenir aux Etats-Unis, ou ailleurs, car ils sont encore très jeunes", poursuit le Père Andrès. Entre eux, les enfants disent ne pas parler de ce qui s'est passé dans leur pays. L'une des élèves explique qu'elle ne retournera jamais en Syrie, "sauf peut-être en vacances", et imagine déjà sa vie en Suède. Dani partage ce point de vue. En partance pour l'Australie, il va s'éloigner définitivement de l'Irak. "Quand on quitte son pays, on ne pense pas y revenir un jour. Parce que quand on quitte quelque chose, on n’y revient pas", tranche-t-il.

Les enfants ont beau être dans le "corridor", les adultes font tout pour qu'ils se sentent là, présents, heureux. "Nous vivons dans le présent ici. Nous ne pensons pas au passé. Notre objectif principal, c'est que les enfants sentent qu'ici, c'est leur vraie vie. (...) Notre travail, c'est de leur donner tout ce dont ils ont besoin pour être heureux".

Et ça marche. Le Père Andrès raconte comment il a vu certains anciens élèves revenir des Etats-Unis ou d'ailleurs : "C’est beau. Ils ont grandi, sont allés à l’université, ont fondé une famille, et quand ils ont assez d’argent, ils reviennent et demander les anciens prêtres, qui sont partis depuis. Juste dire merci, beaucoup d’entre eux, pas seulement un ou deux." Ces enfants, bien loin d'être blasés, nourrissent les rêves et les espoirs propres à l'enfance. Lorsqu'on demande à Sarah ce qu'elle fera plus tard, elle répond avec aplomb, toute fière de ses quatre langues parlées et de sa passion pour les mathématiques et le dessin : "Je serai ingénieur".

Julie Desbiolles, avec Anne Andlauer (www.lepetitjournal.com/istanbul) mardi 3 février 2015

Pour aider l'école :

L'école Don Bosco est toujours en recherche de dons en espèces, mais aussi de dons matériels, et notamment :

- fournitures scolaires (crayons papiers, crayons de couleurs, grands et petits cahiers, gommes, tailles crayons, papier canson...)

- vêtements de sport

- vêtements chaud pour l'hiver (manteaux, écharpes...)

- produits d'hygiène (brosses à dents, dentifrice, shampoing...)

Si vous souhaitez faire un don, vous pouvez vous adresser à Isabelle Blayney (en français), qui vous orientera vers la personne concernée en fonction de la nature de votre don.

lepetitjournal.com istanbul
Publié le 2 février 2015, mis à jour le 8 février 2018

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