Vous avez peut-être déjà trébuché sur ces petits pavés en métal qui jonchent certains trottoirs de Berlin et sur lesquels sont inscrits des noms et des dates. Ces pierres pleines d'histoire portent le nom de Stolpersteine, les pierres sur lesquelles on trébuche.... Le semaine dernière, Gunter Demnig, l'homme à l'origine de ce projet, s'est rendu à Berlin pour en poser une centaine dans différents quartiers de la ville. Le Petit Journal de Berlin a assisté à l'une des cérémonies.
Mercredi dernier, au numéro 15 de la Thomasiustrasse, une cinquantaine de personnes s'étaient rassemblées au pied d'un immeuble. Cet immeuble, ce n'est pas n'importe lequel, c'est celui dans lequel ont vécu 16 personnes victimes du régime nazi. Pour leur rendre hommage, Gunter, entouré de ceux ayant souhaité assister à la cérémonie, a donc posé en silence seize Stolpersteine.
Lors de cette pose de Stolpersteine, les bruits des coups la bêche et du marteau de l'artiste ont ensuite été couverts par les récits des vies de ces personnes. L'histoire d'une familles, d'une étudiante en mathématiques, ou encore d'une mère seule avec son fils, tous déportés ou forcés des s'exiler pour pouvoir échapper aux griffes de la Gestapo.
Entre chaque récit, un morceau de flûte était également joué afin de rendre hommage à ces individus qui empruntaient jadis quotidiennement ces trottoirs. La fin de la cérémonie s'est ensuite terminée sur un chant entonné avec émotion en hébreu et le dépôt de roses et bougies sur les plaques commémoratives fraîchement posées.
Gunter Demnig et son projet
Né en 1947, Gunter Demnig fait partie de cette génération d'Allemands d'après-guerre marquée par les actes commis au sein de son pays, aidé par d'autres... Après avoir suivi des études d'arts, il a rapidement travaillé sur des projets autour du thème de la déportation. Par exemple, il a reproduit, en traçant un chemin avec de la peinture blanche à travers la ville de Cologne, le parcours que 1000 Roms et Sintis avaient parcouru en mai 1940 lorsqu'ils furent déportés. En 1992, il créa ensuite le premier pavé qui donnera la forme des futures Stolpersteine et sur lequel il grave les premières lignes du décret de Heinrich Himmler sur la déportation des tziganes à Auschwitz.
Très vite, le projet de ces pierres commémoratives prend de l'ampleur et une première exposition est organisée au sein de l'église protestante des Antoines à Cologne en 1994. C'est à ce moment, suivant les conseils du pasteur, que Gunter décide de fixer, ce qui deviendra les Stolpersteine, sur le trottoir devant la dernière résidence où ont vécu les personnes déportées.
Les premières sont déposées illégalement en 1995 d'abord dans les rues de Cologne puis à Berlin devant l'immeuble numéro 51 de l' Oranienstraße.
Ce n'est qu'à partir de 1997, suite à l'autorisation du maire de Salzburg, Friedrich Amerhauser, que les Stolpersteine commencent à être autorisées dans toute l'Allemagne.
Seule la ville de Munich interdit aujourd'hui encore toute installation des Stolpersteine dans ses rues. Charlotte Knobloch, la présidente du Conseil Juif d'Allemagne s'oppose violemment au concept, car selon elle , ces pavés ressemblent trop à des pierres tombales et, en les posant dans la rue, les victimes se feraient marcher une deuxième fois dessus. Depuis 2002, un arrêt interdit formellement les Stolpersteine dans la ville bavaroise et les pierres posées illégalement ont très vite été retirées.
Une pierre, un nom, une vie
Avant la Shoah, un vieux dicton allemand racontait qu'à l'endroit où une personne trébuchait sur une pierre ou une motte de terre, un juif était enterré. Les Stolpersteine désignent donc littéralement les pierres sur lesquelles on trébuche. Les pavés que Gunter pose depuis maintenant 20 ans ont donc pour objectif de faire buter et s'arrêter les passants dans la rue.
Chaque inscription de chaque pierre débute de la même façon : « HIER WOHNTE... » (Ici vivait...) suivit du nom et du prénom de la personne déportée. Pour Gunter : "Une personne n'est oubliée seulement quand son nom l'est".
Les conditions pour la pose d'une Stolpersteine
Les Stolpersteine sont posées uniquement pour les victimes du régime national-socialisme entre la période de 1933 et 1945. Pour Gunter, les personnes poussées au suicide ou à l'exil pour éviter de tomber entre les mains de la Gestapo peuvent avoir une pierre à leur nom. Il faut cependant que les descendants de la personne commémorée (si il y en a) soient au courant et donnent leur accord avant même d' obtenir l'autorisation de la maire. Le coût de la mise en place d'une Stolpersteine s'élève à 120 euros.
En Allemagne, ce sont surtout des initiatives de quartiers, de villes ou d'écoles qui sont à l'origine de l'installation des pavés. La cérémonie de mercredi dernier dans la Thamasiusstraße était, par exemple, une action de la mairie de Moabit et des habitants de la rue. Les demandes des descendants, la plupart ayant émigré aux États-Unis ou en Israël sont également nombreuses.
On compte aujourd'hui environ 53 000 pierre posées dans toute l'Europe. L'ampleur qu'a pris le projet demande une plus grande organisation. C'est pour cela qu'une petite équipe s'est formée avec Anne Thomas et Anna Warda qui aident donc à la coordination du projet et planifient l'emploi du temps chargé de Gunter.
Depuis 2002, Gunter confie la fabrication des pierres à l'artisan Michael Friedrichs-Friedlaender dans son atelier à Pankow et, afin d'assurer un avenir au projet, il a également fondé, cette année, l'association Spuren-Stolpersteine. Aujourd'hui, la liste d'attente est bien longue et il faut compter au moins 6 mois avant que Gunter ne puisse se déplacer.
Les Stolpersteine en Europe
Le projet de Gunter s'est également exporté dans de nombreux pays européens comme en Autriche, aux Pay-bas, en Hongrie, en Belgique, en République Tchèque, en Norvège, ou encore en Ukraine.
La Pologne n'a, quant à elle, pas encore donné l'autorisation de poser des Stolpersteine malgré de nombreuses demandes des familles. Selon Anne Thomas ; "ce serait le refus de voir l'antisémitisme massif de l'époque dans leur propre pays, qui en serait la cause".
La France en compte 13 qui ont cependant toutes étaient posées devant les monuments aux morts de villages de Vendée et uniquement en hommage aux personnes mortes en Allemagne pendant leur Service de Travail Obligatoire. Une exception que Gunter a bien voulu prendre pour que le projet puisse s'implanter en France. Pour le moment, les autorités n'ont pas donné leur accord pour que ces pierres puissent être posées en mémoire des victimes de la shoah. La maire de La Baule a même refusé la pose des petites plaques dans les rues de la ville et a transmis le dossier entre les mains du Conseil d' Etat. Serait-ce la peur, comme il l'a justifié auprès de Gunter, d'aller à l 'encontre du principe de laïcité ou plutôt le refus de la France de faire face à son sombre passé et reconnaître sa collaboration avec le nazisme de la Seconde Guerre mondiale ?
G.A.C. (www.lepetitjournal.com/berlin) mardi 30 Juin 2015